Attention : le club a déménagé au 55 avenue Kellermann à Saint-Gratien !

[N3 ronde 1] Compte-rendu moins express d’une mise en route difficile.

Le parapluie cachait le visage de l’homme. Il portait des vêtements sombres et marchait d’un pas assuré. Des passants attentifs auraient pu remarquer que la sacoche qu’il tenait fermement de la main droite était assujettie à son poignet par une chaine en acier. Mais les rares passants étaient surtout attentifs à éviter les flaques d’eau. Tandis qu’il arrivait au carrefour, une limousine bleu marine s’approcha du trottoir et promptement l’homme au parapluie s’y engouffra. La synchronisation était si parfaite, la luxueuse limousine si silencieuse, qu’elle donna l’impression de ne s’être pas arrêtée une seule seconde.

« Bonjour messieurs » déclara l’homme en glissant son parapluie humide sur le plancher de la limousine, du ton ferme et néanmoins bienveillant qui trahissait la longue pratique du commandement.
« Bonjour Chef ! » répondit le chauffeur. À ses lunettes noires, sa mâchoire carrée, sa coupe de cheveux rase aux tempes grisonnantes, sa carrure athlétique et les biceps développés que l’on discernait malgré le costume de bonne coupe, on devinait l’ancien militaire.
À ses côtés, un élégant jeune homme aux cheveux d’un noir intense et à la barbe impeccablement taillée, écoutait avec attention un interlocuteur lointain, un téléphone dernier cri plaqué à son oreille. Sa conversation téléphonique terminé, il se tourna vers l’homme au parapluie en déclarant, visiblement ennuyé : « le goéland s’est envolé ».
« La cellule X confirme ? » demanda l’homme au parapluie.
Comme le jeune homme acquiesçait, « le Chef » posa sa sacoche sur ses genoux, tendit sans un mot la main droite vers le jeune homme qui déverrouilla la chaine de son poignet.
L’homme au parapluie sortit de sa mallette un dossier, qu’il feuilleta rapidement. Il posa l’un en face de l’autre deux feuillets similaires comportant une liste de noms, prénoms, codes et indices. La dernière colonne de la feuille de gauche indiquait à chaque ligne « L’Echiquier du Lac Enghien », celle de droite « La Dame Noire ».
Après quelques secondes d’une réflexion que l’on devinait intense, il rangea le dossier en déclarant « On ne change rien. Ça devrait aller. » Ses deux compagnons de voyage opinèrent en silence.

À cet instant du récit, les lecteurs assidus de ce site, et ceux moins assidus mais excellents connaisseurs du meilleur club de France avec vue sur le lac d’Enghien, ont évidemment reconnu les trois protagonistes. Néanmoins, c’est assurément la première fois qu’ils entendent parler de la « Cellule X ».
Sans, bien sûr, dévoiler aucun nom (ce qui pourrait me valoir une crise aiguë de saturnisme) je puis néanmoins affirmer que, dès la création du club en 1994, le président d’alors a chargé, dans le plus grand secret – même les autres membres du bureau n’en étaient pas informés
un de ses plus fidèles bras droits de monter un service de renseignement extérieur. Cette « Cellule X » a, semble-t-il, été reconduite à chaque élection d’un nouveau président.

Le voyage se poursuivit dans un silence soucieux. Puis l’élégant jeune homme passa un nouveau coup de téléphone, à la fin duquel l’homme au parapluie manifesta son approbation d’un laconique « Très bien ». Le conducteur, visiblement soulagé, ajouta « Oui. C’est mieux comme ça ». Il allait s’épancher davantage mais la limousine était arrivée à destination.

Une élégante jeune femme les attendait devant la porte de la salle de jeu, son ample chevelure bousculée par un vent violent soufflant du lac. Malgré son sourire avenant, son regard trahissait une tension certaine.

Quelques minutes plus tard un jeune rappeur coiffé d’une casquette dont la visière protégeait une oreille probablement sensible fit une entrée remarquée, son survêtement largement ouvert sur une lourde chaîne aux larges maillons dorés.

Beaucoup plus discrète fut celle d’un homme souriant marchant à petits pas, aidé d’une canne en ébène au pommeau d’argent. Il salua chacun avec affabilité d’un léger accent méditerranéen.

Les tables et les échiquiers furent rapidement installés. Le café passait en glougloutant discrètement lorsque le téléphone du capitaine sonna. « Je serais un peu en retard mais cette fois ci, ce n’est pas vraiment de ma faute : j’ai fait les 20 km de Paris et il n’y a pas de train ». À peine remis dans la poche, le téléphone sonna de nouveau : « Je serais un peu en retard mais cette fois ci ce n’est pas vraiment de ma faute : il y a plein de dadais qui ont fait les 20 km de Paris et il y a des bouchons partout. »
Le capitaine raccrocha en soupirant.

Un jeune homme entra dans la salle en souriant. Immédiatement le chauffeur de la luxueuse limousine le serra affectueusement dans ses bras, exprimant divers remerciements bruyants et exprimant un soulagement évident.

Merci donc à notre maître-toile d’avoir ainsi soulagé Laurent d’une grande pression : le simple fait d’imaginer devoir régler une pendule électronique pendant la partie lui faisait perdre tous ses moyens. Ajouter à cela le fait de jouer contre un jeune d’à peine 14 ans, c’était la défaite assurée.
Notons toutefois qu’arbitrer un match Enghien-les-Bains – La Dame Noire, compte tenu du proverbial fair-play des membres de ces deux équipes, s’apparente davantage à une sinécure comparable à un poste d’inspecteur piscicole de la Mer Morte qu’au labeur du Charlot des Temps Modernes…

Les membres de l’équipe de la Dame noire arrivèrent à l’heure prévue.
Le capitaine enghiennois ne laissa rien paraître de son soulagement à la lecture de la composition de l’équipe adverse. Sauf au premier échiquier, tous les membres de l’Échiquier du Lac possédaient un classement supérieur à celui de leur adversaire.

L’arbitre, après les recommandations d’usage, lança la ronde selon la formule consacrée. Quelques minutes plus tard, le 6e échiquier enghiennois ôta son bonnet et s’installa silencieusement, suivi peu après par le dernier retardataire.

Rémi put donc somnoler une bonne partie de l’après-midi… oh pardon… L’arbitre eut donc tout le loisir d’admirer les stratagèmes pénétrants, les combinaisons flamboyantes et les subtiles défenses de ses partenaires de club.

Au premier échiquier la partie fut rapidement tendue, le début choisi par les noirs ne laissant pas place aux demi-mesures. Mais Antoine rendit coup pour coup.
Au deuxième, Emmanuel s’empara du centre et de l’initiative face aux atermoiements de son adversaire.
Au troisième, Réda sacrifia rapidement un pion pour une grosse initiative. À noter la jolie séquence : 10. h4 h6 11. a4 a6.
Benoît au quatrième ressortit de la naphtaline une variante oubliée depuis la Seconde Guerre Mondiale, sans déstabiliser son adversaire.
Laurent joua son gambit fétiche. Comme l’adversaire refusa le pion, l’avantage d’espace obtenu était sans compensation.
Au sixième échiquier, Olivier se lança immédiatement à l’assaut du roque adverse, laissant son roi au centre.
Kader joua son habituel début sans prétention, reportant le combat en milieu de jeu.
L’ordre de coup imprécis de Géraldine ne reçut pas de châtiment et la partie se poursuivit vers des schémas habituels.

Benoît tomba bientôt dans un piège bien connu et dû lâcher une qualité. Il obtient en contrepartie un semblant d’initiative.

Géraldine confirma qu’elle était dans un jour « sans » en donnant une pièce sans raison.

Vers le vingtième coup les positions étaient les suivantes :
Antoine et son adversaire entraient dans une mêlée tactique d’une extrême complexité.
Emmanuel contrôlait le centre et tentait de repousser l’initiative de son adversaire à l’aile dame.
Malgré l’échange des dames, l’initiative de Réda devenait énorme : pion passé central et tour en septième rangée.
Benoît venait de rater une combinaison de nulle et luttait pour garder la dame adverse enfermée.
Laurent développait tranquillement son jeu, fort de son avantage d’espace.
Olivier poursuivait son assaut en règle du roque adverse malgré son roi exposé.
Kader reprenait le fil de la partie après la perte d’un pion immédiatement rendu par son adversaire.
Géraldine tentait de résister avec sa pièce de moins.

De nombreux spectateurs observaient avec attention les stratagèmes pénétrants, les combinaisons flamboyantes et les subtiles défenses des joueurs de l’Échiquier du Lac. L’un d’eux, totalement conquis, réveilla l’arbitre pour s’inscrire immédiatement au club.

Géraldine, décidément hors de forme, oublia un échec dévastateur et dut rendre les armes.
L’Échiquier du lac – La Dame Noire 0-1

Tandis que la qualité pouvait être immédiatement récupérée avec quelque intérêt, Benoît tomba soudain dans un profond coma, sous le regard effaré de Géraldine qui voyait la pendule égrener les secondes. Il fut réveillé par son adversaire qui lui montra que la pendule indiquait 0.00
L’Échiquier du lac – La Dame Noire 0-2

Malgré la déception, le capitaine enghiennois était relativement confiant :
Si les positions d’Antoine et d’Emmanuel étaient toujours aussi complexes (pour des raisons différentes), Réda avait fait fructifier son pion passé en gagnant une pièce, Laurent ouvrait les lignes sur le roi adverse un peu esseulé, Olivier avait toujours l’initiative et les échanges rendaient la position de son roi plus confortable et Kader venait de faire une razzia parmi les pions de l’aile dame de son adversaire.

À cet instant, peut-être même depuis quelques temps, cher lecteur, je t’imagine perplexe. Tu hésites entre l’admiration, la réprobation et le doute. Tu ne sais que penser :
« Quel talent ! Quelle vision ! Non seulement il défend bec et ongles une position compromise jusqu’à l’égalisation mais il suit intégralement les sept autres parties du match et en saisit tous les moments clés pour nous les faire revivre avec émotion. » « Quel joueur d’exception ! » penses-tu quelques instants. Mais aussitôt, cher lecteur, je sais que tu t’exaspères :
« Que ne suit-il pas avec plus d’attention sa propre partie, plutôt que de s’occuper de celle des autres ! » « Il a bien mérité sa défaite à se promener toute l’après-midi au lieu de rester concentré sur sa chaise ! » Et enfin le doute s’insinue :
« Sont-ce réellement les stratagèmes pénétrants, les combinaisons flamboyantes et les subtiles défenses de mes partenaires de club ? » « Ou bien n’est-ce que totale invention pour tenir le lecteur en haleine ? »

Rassure-toi cher lecteur : ni génie, ni négligence, ni affabulation. Mises à part une ou deux sorties pour admirer le magnifique point de vue qu’offrent le lac et les illuminations du casino, et un ou deux rapides coups d’œil aux échiquiers voisins, j’ai passé l’immense majorité du temps de ma partie à mal calculer des variantes improbables et tenter – la plupart du temps, sans succès – d’en déterminer l’évaluation.
La réalité est bien plus prosaïque : j’ai simplement fait une copie des feuilles de parties avant de les envoyer avec le procès verbal du match à notre directeur de groupe. Ainsi, confortablement installé dans mon fauteuil devant mon échiquier, j’ai pu analyser sereinement et surtout objectivement les chefs d’œuvre de mes partenaires.

Mais la sérénité du capitaine enghiennois se dissipait à mesure que le contrôle de temps approchait.
Soudain, en grand zeitnot, Réda perdit sa pièce d’avance. Il conservait un pion de plus mais sa mise en valeur était des plus problématiques.
Olivier et son adversaire possédaient chacun trois pions passés qui couraient vers la promotion.
Antoine devait toujours faire face à des complications tactiques suraiguës.
Emmanuel avait pris un léger avantage mais son adversaire le menaçait d’un échec perpétuel.
Seuls Laurent et Kader semblaient en mesure de l’emporter.

Dans la finale de tour, le roi centralisé d’Olivier, autrefois sujet d’inquiétude était maintenant un atout précieux. D’autant que son homologue était coincé à la bande. Grâce aux menaces de mat, Olivier put gagner un temps précieux pour couronner son pion.
L’Échiquier du lac – La Dame Noire 1-2

Après le contrôle de temps, Kader simplifia la position en échangeant les quatre tours dans un premier temps, puis les dames par une jolie manœuvre d’infiltration. Il n’hésita pas à rendre deux pions pour transposer dans une finale de pions élémentaire.
L’Échiquier du lac – La Dame Noire 2-2

Visiblement déçu par sa gaffe après une partie superbement menée, Réda prit quelques temps pour retrouver ses esprits et accepter enfin l’inévitable.
L’Échiquier du lac – La Dame Noire 2-2

Malgré la pression du zeitnot, Antoine avait réussi à subtiliser un pion à son adversaire. De son côté Emmanuel avait rendu son pion d’avance pour éviter l’échec perpétuel et réussit à cacher son roi au centre de l’échiquier à couvert de ses pions.

Le capitaine, rasséréné, indiqua à ses deux premiers échiquiers qu’ils pouvaient faire nulle, précisant toutefois qu’ils n’étaient pas pressés, afin de ne pas mettre trop de pression sur les épaules de Laurent : ce dernier fit fructifier ses pions surnuméraires sans les prolongations parfois aperçues (comme ici).
L’Échiquier du lac – La Dame Noire 3-2

Rapidement, Emmanuel proposa sagement le partage du point à son adversaire. L’avantage des noirs était évident, mais le pion passé des blancs commençait de menacer de devenir peut-être éventuellement inquiétant et, en finale de dames, une imprécision peut rapidement être fatale.
L’Échiquier du lac – La Dame Noire 3-2

Antoine demanda à son adversaire de montrer qu’il avait révisé ses finales de Tours, Ce dernier ne se fit pas prier. Antoine insista quelques minutes en raison de son avantage matériel minimal, mais le premier échiquier adverse se montra à la hauteur de la tâche.
L’Échiquier du lac – La Dame Noire 3-2

Ainsi, l’essentiel – la victoire – était préservé même si la manière n’y était assurément pas.
Pour espérer briller dans ce groupe, il faudra corriger tous ces dysfonctionnement dès le prochain week-end où nous affronterons Saint-Just-en-Chaussée qui nous donna bien du fil à retordre récemment (comme nous le narrait Olivier ) et Canal Saint-Martin qui, malgré un faux-pas à la première ronde, figure parmi les favoris du groupe.

Les capitaines signèrent la feuille de match, ainsi que l’arbitre qui en profita pour présenter la nouvelle recrue, toujours aussi enthousiaste devant les stratagèmes pénétrants, les combinaisons flamboyantes et les subtiles défenses des champions de son nouveau club.
Bien que le capitaine enghiennois fut quelque peu réticent : « tu comprends, y’a déjà un Olivier dans l’équipe, après j’vais m’embrouiller… », le nouveau président lui souhaita la bienvenue et lui donna rendez-vous pour le dimanche 18 novembre.

7 commentaires.

  1. Chef, fallait me dire que vous alliez faire un compte rendu, brillant qui plus est !! :)

  2. Monsieur le président, vous m’aviez ordonné de rédiger le compte-rendu du match, malgré mon horrible prestation.
    Je me suis donc exécuté.

  3. Une vieille spiritualiste m’a un jour dit que la couleur jaune dans l’aura était le signe de dispositiions littéraires.
    La tienne doit être sacrément jaune !

  4. Un jour prochain, au hasard d’un passage à la Fnac où d’une visite du site Amazon, nous trouverons peut-être une oeuvre de nos brillants rédacteurs… qui sait ?
    Antoine, Benoît, que la version soit courte ou longue, c’est toujours un immense bonheur de vous lire :-)

  5. C’est bien, petit, c’est ainsi que je t’ai appris à écrire. A tout saigneur tout honneur, je viens de quitter la région du véritable meilleur club de France que j’ai fondé à Marseille en 1992, et il me semble bien que je venais d’Enghien, après un détour via Caïssa. Il me semble bien que le chiktons du Lac existait déjà dans les années 80, avec un président sus-dénommé Jean-Pierre Girard, à la tête d’une clique de têtes à claques à faire pâlir les racailles d’Argenteuil. Alors, rectificatif, ou je me baigne nu en face du club pour te faire une mauvaise pub et faire partir la misérable dizaine de membres qui le hante en leur proposant de faire un blitz dans le plus simple appareil, à savoir une pendule mécanique.

  6. Cher Maître. Votre présence ici nous honore.

    A propos de votre demande de rectificatif, je vous concède volontiers que j’aurais pu écrire « … Depuis sa re-création en 1994… » ; il ne s’agit toutefois pas d’une tentative d’usurper des lauriers portés au firmament de l’histoire échiquéenne française par nos augustes prédécesseurs, j’en veux pour preuve de ma bonne foi les articles publiés ici même : http://www.echiquierdulac.fr/?p=700 , http://www.echiquierdulac.fr/?p=808 , http://www.echiquierdulac.fr/?p=849 et http://www.echiquierdulac.fr/?p=870 .

    Soyez assuré, Maître, de mes sentiments les plus respectueux.

  7. Que dire de plus… Un grand bravo Chef !!

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